L’épopée de Shafat

J’étais étudiant en troisième année de médecine à Kohat au Pakistan en 2010 quand mon père, chef de la police de la ville, a été assassiné par des terroristes talibans parce qu’il refusait de coopérer avec eux. Avant cet événement, je vivais une vie « réussie » : j’étais un bon étudiant issu d’un bon milieu, étais populaire parmi mes camarades de promotion, m’engageais pour ceux qui, dans mon pays, avaient moins que moi. Je distribuais notamment de quoi manger aux pakistanais qui avaient fui les zones sous contrôle des groupes talibans pour se réfugier dans ma ville, avec USAid et Amnesty International.
A la suite de ce tragique événement, j’ai été à mon tour menacé par des terroristes et ai fui ma ville. Pendant deux ans, j’ai vécu caché, en changeant régulièrement de ville. J’ai été à Karachi, Peshawar, au Waziristan… J’avais très peur pour ma vie. Ma mère et mes deux sœurs, restées à Kohat, n’étaient quant à elle pas menacées car la grande majorité des groupes talibans ne s’attaquent jamais aux femmes. Ils sont capables de se montrer très respectueux vis-à-vis d’une femme dont ils comptent abattre l’époux la seconde d’après.

Puis, alors que j’étais persuadé d’avoir semé tout possible poursuivant, j’ai reçu une lettre m’informant que les terroristes responsables de la mort de mon père savaient où j’étais. J’ai décidé de fuir le pays immédiatement. J’ai payé une grosse somme d’argent pour obtenir un visa étudiant express pour Chypre, où j’ai travaillé comme serveur en discothèque, puis j’ai dû quitter le pays, mon visa expirant, et me suis rendu en Serbie, où je me suis fait voler argent et documents d’identité. Je suis tout de même parvenu à aller en Hongrie, au bout de deux semaines. Alors que je traversais la frontière à pieds, à travers la forêt, j’ai été arrêté par des policiers particulièrement brutaux et insultants, qui me menottèrent et me qualifièrent de « terroriste ». J’ai été en prison quelques jours à Budapest, puis ai été envoyé dans un camp de réfugiés qui ressemblait à une prison, dont l’on ne pouvait sortir que deux fois par semaine. Je m’en suis échappé pour me rendre en Autriche, où la police m’a cueilli à la sortie du train et m’a beaucoup aidé, me donnant de quoi manger (j’étais affamé) et m’habiller (j’étais transit). Puis je suis passé par l’Allemagne, la Suisse, et enfin suis arrivé en France. Il aurait été plus simple de vivre en Angleterre vu que je parlais déjà anglais, mais enfin je savais que c’était quasiment impossible de passer la frontière à Calais.

A Paris, j’ai été hébergé un temps chez un ami pakistanais avant de devoir vivre dans la rue, surtout dans le parc de Gare de l’Est. J’allais très mal à l’époque, j’étais très malade psychologiquement. J’étais hanté encore par la mort de mon père, déstabilisé de voir à quel point il était difficile d’être réfugié en France, pays des droits de l’Homme. Je voyais qu’il était très dur d’obtenir le statut de réfugié, que la procédure était longue, que le personnel administratif de la Préfecture, de l’OFII puis de l’OFPRA nous traitait souvent avec mépris et exaspération. J’ai eu la chance néanmoins d’être orienté vers le Centre Primo Levi pour être suivi par un psychiatre qui m’a accompagné pendant plus d’un an et m’a soigné. C’est là que j’ai été orienté vers Cocotte & Marmite.
J’ai été hébergé chez un Monsieur très gentil à Domont, de novembre 2015 à juin 2016. Je me suis mis à aller mieux. J’été extrêmement étonné qu’un parfait inconnu puisse m’accorder toute sa confiance. Ca a changé mon regard sur la France.

Pendant ce temps-là, des bénévoles de l’association me voyaient régulièrement pour discuter. Ils étaient très à l’écoute, alors que j’étais profondément dépressif. Je parlais souvent de suicide. Puis, j’ai obtenu une place dans un centre d’accueil et ensuite trouvé un travail comme manutentionnaire. Et enfin j’ai obtenu le statut de réfugié tant attendu.
Aujourd’hui je travaille dans le bâtiment et peux me payer un studio. Je contribue à l’économie française, mais pas que. J’écris des poèmes, dont deux ont été publiés dans la revue l’Allume-feu le mois dernier. Ecrire me fait énormément de bien. Ca a contribué à ma thérapie. C’est totalement différent de parler de ce qui ne va pas que de le poser sur le papier.
En parallèle, je suis toujours très engagé pour mon pays. Au sein du parti d’ImranKhan (PTI), le nouveau Premier ministre pakistanais progressiste, puisque je suis Vice-Président du PTI à Paris, mais aussi comme professeur d’anglais à distance pour des enfants de terroristes talibans abattus par l’armée pakistanaise. Il est important de ne pas en vouloir aux familles des terroristes, pour aller de l’avant et reconstruire le pays.

J’ai beaucoup changé de mentalité en venant en France. Par exemple, mon avis a complètement changé au sujet des Juifs, que je détestais avant, comme tout le monde au Pakistan à l’époque où j’y vivais. Après avoir été sauvé par Primo Levi, le contraire aurait été terrible. Plus généralement, j’ai compris que je ne pouvais juger personne simplement en raison de son appartenance à un quelconque groupe social, que ce soit en raison de sa religion, sa sexualité, son sexe… J’admire beaucoup la France, qui reste pour moi un pays des droits de l’Homme. Je distingue la mentalité des français, ouverts, progressistes et généreux pour la plupart, des agissements des gouvernements successifs du pays, qu’il s’agisse de la colonisation autrefois ou du mauvais accueil réservé par l’administration aux réfugiés. En revanche, s’il y a bien une chose à laquelle je ne me fais pas ici, et en Occident de manière générale, c’est le fait que les familles ne soient pas soudées, que les jeunes ne veuillent qu’une chose, partir au plus vite de chez leurs parents. Il n’y a pas de vraie notion de famille ici je crois. Et les vieux se retrouvent abandonnés, tristes. Je suis désolé de critiquer ce pays qui m’accueille et m’a sauvé la vie, mais de ce point de vue là il y a du progrès à faire. Le capitalisme a rendu les gens ouverts mais trop égoïstes. Et ça je le regrette.

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